Si on excepte les célébrités (un Mitterrand par exemple, ou de façon plus incertaine un François 1er, un Loti, un Monnet ou un Aubigné), le visage charentais le plus connu au monde est celui d'un inconnu. Ceci, grâce à une photo d'anthologie. En 1951, Paul Strand décide de réaliser un reportage dans un village afin de fixer une identité à travers quelques portraits. C'est sa façon. Il choisit un lieu, y demeure suffisamment de temps pour le comprendre de l'intérieur puis il y pose son appareil photo. [...]
Posera toute la famille ...
Car le portrait qui ressort du séjour charentais de Paul Strand, le portrait qui symbolise son œuvre au point d'illustrer quasi systématiquement les affiches de ses expositions à travers le monde, ce portrait-là, célèbrissime et devenu le cliché-culte de tous les amateurs de photographie, est en effet celui d'un jeune gars de Gondeville. Young man pour Paul Strand, Jeune homme en colère pour la nomenclature de son œuvre en français. Un drôle, dirait-on en saintongeais ... En salopette et en marcel, exactement comme étaient alors habillés les jeunes ouvriers et commençaient à l'être les jeunes paysans, il représente selon Claude Roy la force des révolutions à venir : « Il suffit du regard d'un garçon de chez nous, et je sens bien que les Français savent encore ( ... ) marcher d'un bon pas sur des chemins nouveaux. Non, nous ne resterons pas les nègres de l'Europe. Il y a de la ressource dans nos hommes. ( ... ) Les révolutions, ce n'est pas tellement les gens qui se fâchent, que des gens qui font une fête d'en avoir fini avec ce qui les fâchait. ( ... ) Une révolution est une chose sérieuse, mais c'est une chose joyeusement sérieuse. C'est un dénouement, mais où les noeuds dénoués le sont pour un appareillage. ( ... ) C'est un départ, une fraîcheur, un vent de bonheur. C'est une nation qui sent du soleil dans ses yeux.»
Voilà ce qu'évoquait le Young man de Gondeville à Claude Roy. [...]
L'histoire s'arrête-t-elle ici ? Je ne le crois pas. Il y a tant de feu qui couve encore dans ce noyau formé par Claude Roy, Paul Strand et les Boujut autour du Jeune homme en colère qu'il m'étonnerait qu'il n'en ressorte point de nouveaux brandons. [...]
Qu'est-ce donc qui frappa à ce point Strand et Roy dans le visage du Jeune homme en colère ? Et à leur suite le monde entier ? Son regard bien sûr ... Ses yeux instantanément retiennent. Non qu'ils attirent particulièrement, ils feraient plutôt peur. Mais on s'habitue à leur violence. Et en les scrutant pour essayer de les deviner au fond de leurs pupilles, de lever leur mystère, il apparaît bientôt évident qu'ils sont très dissemblables et que c'est cette opposition même qui leur donne de l'étrangeté ajoutant à leur force. Celui de droite se révèle d'une douceur étonnante, celui de gauche d'une rage presque insensée. Un visage profondément divisé, comme le fameux portrait de Baudelaire par Nadar. Un visage marqué par la torture intérieure et l'impossibilité de l'exprimer autrement qu'en se jetant à corps perdu dans une agressivité aussi vite manifestée que regrettée par la suite. En accolant l'une à l'autre chacune des deux moitiés de son visage, la droite avec la droite, la gauche avec la gauche, cette déchirure intérieure devient éclatante. Fulgurante même. Une face d'enfance et de naïveté à droite, une autre de brutalité, presque de folie à gauche. L'ange et la bête ... Ce choc de dissociation éclaire le portrait établi par Paul Strand. Non pas directement la personnalité de Claude Grijalvas qui sans doute dépasse ces collages. Mais les connotations que le public y a trouvées et continue d'y trouver à la suite de la piste ouverte par Claude Roy. Mi-ange, mi-bête, un peu comme le Lacombe Lucien de Louis Malle, démodé et d'avant-mode, le révolutionnaire des lendemains qui chantent prend une dimension élargie par rapport à celle tracée dans La France de profil. Toute colère révolutionnaire porte en elle les deux faces du jeune homme de Gondeville. Celle de l'espoir et celle de l'auto-destruction. En 1951 on ne voyait que l'espoir, aujourd'hui on ne considère que la destruction. Le portrait de Paul Strand pour une fois invite à l'équilibre.
(Le complément nécessaire à ces lignes passe par la lecture de quelques livres, tous passionnants: P. Boujut, Un mauvais Français, Arléa, 1989; D. Briolet, La Tour de feu, du Lérot, 1991; C. Roy, Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer, Gallimard, 1979 (édition poche en 1983); C. Roy, Moi je, Gallimard 1969 (édition poche en 1978); M. Stange (collectif sous la direction de ... ), Paul Strand, essays on his life and work, Aperture, 1990; C. Roy et P. Strand, La France de profil, Guilde du livre, 1952 (malheureusement épuisé); M. Boujut, Le jeune homme en colère, Arléa, 1998.
Buznik
Le complément nécessaire à ces lignes, à la lecture de ces quelques livres, passera par la fréquentation régulière de ces pages en hommage à Strand et Boujut..., au Jeune homme en colère.
Extraits d'un texte transcrit avec l'aimable autorisation de l'auteur F. Julien-Labruyère et des éditions « le Croît Vif ».